La sobriété, entre bonheur et renoncement

par CSV

Si, dans le registre alcoolisé, la sobriété est valorisée, il en va généralement autrement pour la consommation, où sobriété est encore synonyme d’austérité et de renoncement. La sobriété peut-elle être heureuse ? Témoignages et réflexions.

Repenser la sobriété

Produire et consommer moins, travailler moins aussi, réduire nos déplacements et la taille de l’économie. Pour les tenants de la décroissance, une idée de moins en moins marginale, mais encore critiquée, le salut environnemental va bien au-delà de l’adoption de technologies vertes. Il passe par une sortie de la croissance de façon volontaire, organisée et démocratique.

« Non pas pour décroître à l’infini, mais pour inventer des sociétés post-croissance, libérées de cet impératif de croissance économique qui pèse sur nos vies individuelles et collectives », résume Yves-Marie Abraham, professeur au département de management à HEC Montréal, où il enseigne la sociologie de l’économie et la décroissance. Des sociétés plus justes aussi où les inégalités sont réduites.

La sobriété, qui accompagne inexorablement la pensée de la décroissance, n’est pas nouvelle. Des philosophes de l’Antiquité tels que Platon et Aristote privilégiaient la tempérance à la démesure. Plus récemment, en 1985, Serge Mongeau publiait la première version de son essai sur la simplicité volontaire. L’ouvrage a été réédité en 1998 et le sera à nouveau cet hiver aux Éditions Écosociété. En France, le penseur Pierre Rabhi a parlé de « sobriété heureuse » dès 2005, et l’économiste Serge Latouche, d’« abondance frugale ».

Aujourd’hui, la sobriété compte parmi ses tenants le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et même le ministre de l’Économie du Québec, Pierre Fitzgibbon, du moins sur le plan énergétique. « Sobriété était dans le Larousse, mais là, c’est dans le Larousse quotidien », constate François Delorme, consultant et professeur d’économie à l’Université de Sherbrooke.

Mais de quelle sobriété parle-t-on ? Pour atteindre l’objectif de l’accord de Paris de limiter le réchauffement climatique à moins de 2 °C, préférablement à 1,5 °C, chaque habitant de la Terre ne devrait pas émettre plus de 2,1 tonnes éq. CO2 par année. Selon le plus récent bilan des émissions de GES, les Québécois ont émis en moyenne 8,6 tonnes éq. CO2 en 2020, une année où les GES ont baissé dans la province en raison de la pandémie. En 2019, elles étaient de 9,9 tonnes éq. CO2 par habitant. Ces données sont toutefois critiquées puisqu’elles ne comptabilisent que les GES émis sur le territoire québécois laissant de côté ceux engendrés par la production de biens importés.

Ce travail ne doit pas reposer que sur les épaules des individus, met en garde Yves-Marie Abraham, auteur de Guérir du mal de l’infini.

Si on ne repense pas l’organisation de nos sociétés, on pourra bien faire tout ce qu’on veut comme effort, on ne va pas sortir de la trame très destructrice dans laquelle on est embarqués. – Yves-Marie Abraham, professeur à HEC Montréal

Il faut repenser nos transports donc, l’organisation des villes et le système alimentaire, notamment, comme le suggère le GIEC dans son plus récent rapport.

« Pour que cette sobriété heureuse soit possible, il faut l’organiser collectivement, écrit le chercheur en économie écologique Timothée Parrique, dans son essai Ralentir ou périr, paru au début du mois au Québec. Si l’on me donne directement accès à une alimentation saine, à des médecins et à des dentistes, ainsi qu’à un logement, je n’ai pas besoin d’un salaire mirobolant pour acheter de la nourriture, payer des soins de santé, et louer une maison. »

Un retour au Moyen Âge ?

Réduire d’autant nos émissions de gaz à effet de serre nous ramènerait-il au Moyen Âge, voire à l’âge de pierre ? « Pas forcément, répond Yves-Marie Abraham. On a des acquis, des savoirs, on a développé des techniques qu’on pourrait utiliser. »

« Si la sobriété, c’est retourner vivre dans une caverne, alors c’est une caverne chauffée ou climatisée à 20 degrés en permanence, où chaque personne dispose de 15 m», a illustré Julia Steinberger, professeure à la faculté des géosciences et de l’environnement de l’Université de Lausanne et autrice principale du rapport du 3groupe de travail du GIEC, lors d’une visioconférence présentée le mois dernier, en marge de la 15Conférence des Nations unies sur la biodiversité (COP15).

.Depuis fin 2019, en France surtout, mais aussi dans une trentaine d’autres pays et bientôt au Québec, l’entreprise d’économie sociale 2 tonnes anime des ateliers immersifs dans lesquels les participants sont appelés à imaginer un futur où cette cible de 2 tonnes serait atteinte. Près de 40 000 personnes ont suivi cette formation, notamment des dirigeants d’entreprises et des ministres du gouvernement français. 2 tonnes travaille à structurer une offre d’ateliers qui serait offerte sur le territoire québécois cette année. Le projet repose sur des animateurs bénévoles qui s’en approprient le contenu pour le présenter au public.

« Quand tu enclenches des actions qui sont ambitieuses, qui se mettent en place à tous les niveaux, individuel, collectif et au niveau des entreprises, on voit qu’il y a des dynamiques qui se mettent en œuvre, qui font que tu peux très vite passer de 9 tonnes à proche de 2 tonnes sans aller sur Mars pour créer des usines ou sans revenir au Moyen Âge, affirme le cofondateur de 2 tonnes Compagnie, Pierre-Alix Lloret. C’est tout à fait possible, mais cela suppose des changements majeurs qu’il faut commencer rapidement. »

À quoi ressemblerait ce monde ? Beaucoup moins de déplacements certainement, en avion comme en voiture, moins de viande rouge, plus d’aliments cultivés localement, des logements plus petits, cite-t-il en exemple. Yves-Marie Abraham évoque la mise en place de « milieux de vie complets » compatibles avec la marche. « C’est une activité qui nous permet en plus de penser et de rêver, des choses qu’on a du mal à faire aujourd’hui. »

François Delorme pousse pour sa part pour un monde où la publicité est abolie, où les prix sont ajustés pour tenir compte des coûts environnementaux (tout en offrant des compensations aux personnes à plus faibles revenus) et où chacun dispose d’un passeport carbone doté d’un budget annuel limité en émissions.

Par exemple, si j’ai un budget de 10 tonnes sur cinq ans, je vais essayer d’en émettre 1,5 par année et la dernière année, je vais pouvoir aller en voyage. C’est vers ça qu’on doit aller si on veut régler le problème. – François Delorme, professeur d’économie à l’Université de Sherbrooke

Effet sur notre bien-être

Ces changements, bien qu’ils aient un effet important sur le confort tel que nous le connaissons, ne sont pas nécessairement synonymes d’une diminution du bien-être collectif.

« Le bien-être, ce n’est pas juste une augmentation de revenus et de combler l’écart avec l’Ontario, c’est aussi d’avoir un environnement plus sain, de diminuer les cas de santé mentale, le décrochage, d’augmenter l’alphabétisation », fait valoir François Delorme, qui a occupé le poste d’économiste en chef à Industrie Canada. Selon lui, il est impératif de changer de boussole afin de faire en sorte que la façon dont on mesure le progrès ne repose plus entièrement sur le produit intérieur brut.

« Ça devrait nous permettre de ralentir notre mode de vie, croit Yves-Marie Abraham. Tout le monde souffre un peu de cette pression à la profitabilité, au rendement, à la rentabilité, à l’accélération. La sobriété heureuse, c’est commencer à respirer et recommencer à faire soi-même un certain nombre de choses plutôt que d’être un pur consommateur. » Subvenir à ses propres besoins peut être très libérateur, à son avis.

Mais, il ne faut pas se leurrer, c’est du boulot. « Ce n’est pas le pays de Cocagne, poursuit-il. On ne va pas passer notre temps à se reposer. Ce boulot va être beaucoup plus centré sur des rapports de coopération et d’entraide. »

Même si la décroissance récolte un appui favorable dans la population (67 % en France selon un sondage de 2019 ; les données équivalentes ne sont pas disponibles pour le Québec), peu sont prêts à changer radicalement leurs habitudes. « Il y en a beaucoup maintenant qui sont rendus à dire que la barrière n’est pas économique, elle n’est pas juridique, elle est psychologique », note François Delorme.

Utopique, la décroissance ? « Le point de départ, c’est que le statu quo n’est pas tenable, rappelle l’économiste. […] On est beaucoup de gens à répondre que ce qui est utopique, c’est de penser que le statu quo va pouvoir continuer. »

Quand on lui parle de « sacrifices », Pierre-Alix Lloret compare la situation aux défis sportifs qu’il organisait lorsqu’il habitait à Montréal. « Le fait de gravir le mont Washington en hiver par -40 °C, pour beaucoup de gens, c’est pas le fun pantoute. Mais, quand tu te lances dans l’aventure, tu y prends vachement du plaisir et tu t’épanouis. Il y a une décorrélation entre le niveau de confort que tu avais prévu et l’expérience que tu vis. »

Ils ont choisi la sobriété

Adeptes de la simplicité volontaire, ils ont fait le choix de la sobriété, dans leur consommation comme dans leur mode de vie, afin de laisser la plus petite empreinte possible sur la planète.

Nourrir sa famille

« De l’écoanxiété comme parent, j’en ressens. Quel va être le défi de mes enfants ? Je ne peux pas m’empêcher de penser que les aliments et leur qualité vont en être un. » Pour Marie-Laurence Lavoie, mère de deux enfants, la sobriété passe d’abord par l’alimentation. Sur la terre de 16 arpents qu’elle a achetée il y a plusieurs années dans Lanaudière, sa famille cultive la majeure partie des légumes qu’elle consomme et plusieurs fruits.

« Quand j’ai acheté cette terre, avec un vieux verger à l’abandon, les gens de mon entourage me disaient : “Voyons, qu’est-ce que tu fais là ?” Maintenant, je me sens vraiment sur mon X parce que j’ai une abondance autour de moi, puis on jardine énormément en famille. Mes enfants peuvent donner des cours sur la manière de planter des patates ! »

L’alimentation est la deuxième source d’émissions de gaz à effet de serre pour les Québécois. Une partie importante de ces émissions est attribuable à la viande, que Marie-Laurence et sa famille n’ont pas arrêté de consommer et qu’ils ne produisent pas. Mais ils élèvent des poules.

« Je ne suis pas dans l’absolu, insiste-t-elle. Ma contribution environnementale, je la fais dans mon jardin, puis avec tout ce que je peux faire. » Marinades, ketchup, moutarde, bouillon : elle transforme elle-même une partie de ses récoltes. « C’est ça, ma simplicité volontaire, faire soi-même plutôt que d’aller à l’épicerie. Parce que le prix que tu paies à l’épicerie, ce n’est pas cher versus le coût environnemental que ça peut avoir. » Elle fabrique aussi ses produits ménagers, habille ses enfants en friperie et conduit une voiture électrique. Son conjoint est responsable du département réparation et construction.

Pour être en mesure de faire autant de ses mains, cette vétérinaire a réduit ses heures de travail. « Ma job m’apporte un bon salaire et tout ce que je fais à la maison nous apporte une qualité de vie incroyable. On mange comme des rois. »

Celle qui souhaite en inspirer d’autres prône une approche progressive, sans jugement. « C’est sûr que si demain matin, tu te dis : “J’ai le goût de mener ce genre de vie”, les bouchées sont grosses pour y arriver. En même temps, il y a 10 ans, je ne jardinais pas, et maintenant, je nourris une bonne partie de ma famille. »

De la lointaine banlieue au centre-ville

Pascal Grenier n’a pas toujours vécu dans la sobriété. « J’avais une grosse maison en banlieue éloignée, deux autos. J’étais, on peut dire, dans l’abondance. Je faisais des lectures et on disait que l’étalement urbain était l’un des problèmes environnementaux les plus importants. J’étais en plein dedans avec des déplacements journaliers sur de grandes distances. J’allais au centre-ville de Québec chaque jour. »

Après son divorce, il s’est rapproché de son travail, mais toujours en banlieue, dans une plus petite maison. Cette décroissance s’est poursuivie. D’un cinq et demie dans La Cité-Limoilou, il y a une dizaine d’années, l’homme de 77 ans est passé à un condo de quatre pièces et demie, l’an dernier, dont il loue l’une des deux chambres.

« Ça me frappe toujours de voir la grandeur des logis que les gens occupent par rapport à leurs besoins », remarque-t-il.

Vivant désormais dans un quartier dense, il a laissé tomber sa voiture il y a 12 ans, ainsi que les déplacements en avion. « Je suis au minimum. Peut-être que je pourrais couper encore un peu la viande, mais je n’en consomme presque plus. »

Ressent-il un sentiment de privation ? « Pas vraiment. Je suis assez confortable dans ma façon de vivre. C’est sûr que c’est plus facile d’avoir une auto à la porte. Mais je m’organise très bien en autobus et avec Communauto. Il y a beaucoup de gens qui m’offrent des lifts. Je ne me sens pas privé du tout. »

« Les gens ont une idée un peu négative de la simplicité volontaire, poursuit celui qui est l’un des fondateurs du Groupe de simplicité volontaire de Québec. On essaie de leur faire voir que la vie peut être normale tout en étant sobre. »

Normale et plus riche en temps et en argent, selon cet ingénieur retraité de la fonction publique qui fait du bénévolat auprès de l’organisme Nos choses ont une deuxième vie. « En vivant simplement, je n’ai absolument aucun problème d’argent, même si je n’ai pas des revenus très grands. Et le fait de pouvoir faire du bénévolat, c’est libérateur et gratifiant. »

« Quand on a moins de choses, elles deviennent plus précieuses »

« Les gens vont dire : “C’est bien petit”, mais je trouve qu’on pourrait partager encore plus les services, avoir une cuisine communautaire… » Luc Parent nous reçoit dans son studio situé dans un immeuble de logements de Rosemont–La Petite-Patrie, géré par un organisme à but non lucratif. Vingt-sept studios sont ainsi aménagés dans ce bâtiment de trois étages. Les locataires partagent les douches, la buanderie ainsi qu’une salle de détente, des jeux de société et une friperie. Cette mise en commun des biens est d’ailleurs l’une des voies mises de l’avant dans la pensée de la décroissance.

De retour au Québec il y a 10 ans, après plusieurs années passées en Europe dans des communautés de type « écovillage », celui qui possède une formation en agriculture biologique et biodynamique s’est installé en ville. Il s’implique auprès de L’Accorderie, un réseau d’organismes basé sur l’échange de services. Il n’a pas pris l’avion depuis, n’a jamais possédé de voiture et est devenu végétalien. Outre son vélo, toutes ses possessions tiennent dans ce petit studio, sobrement meublé. Il faut dire qu’il passe souvent ses fins de semaine chez sa conjointe qui a hérité d’une maison à l’extérieur de la ville.

« Il faut être patient avec soi-même et y aller de manière graduelle. Manger local, en saison et en vrac, c’est là-dessus que je trouve que j’ai encore du travail à faire. Mais c’est dans la joie. »

L’homme de 61 ans n’a pas l’impression de se priver, mais plutôt de contribuer. « Tu deviens un acteur de changement, de transformation sociale, ne serait-ce que bien humblement. De dire que ça va bien aller, c’est un peu naïf. Ça prend un sens quand tu es dans l’action. »

Pour lui, qui est passé par des épisodes dépressifs, voire des tentatives de suicide, avant de trouver sa voie, l’implication citoyenne est la clé pour une vie heureuse. « De s’engager pour le bien commun, c’est fou comment ça a un immense pouvoir. »

COMMENT CALCULER SES ÉMISSIONS DE GES ?

Deux, quatre, dix ou quinze tonnes ? Envie de connaître l’ampleur de vos émissions de carbone ? Il existe plusieurs calculateurs en ligne, qui ne sont pas entièrement précis, mais qui permettent néanmoins d’estimer l’ampleur de son empreinte.